Style visuel
Le film alterne les styles et les formats pour refléter les tensions narratives entre deux visions opposées, portées par les deux voix off principales : celle de l’anthropologue et celle du cadreur-monteur. L’anthropologue privilégie un cinéma d’observation, avec des plans larges, un montage sobre et lent, et l’absence de musique pour rester proche d’une réalité brute. En contraste, le cadreur-monteur défend une approche plus immersive et émotionnelle, recourant à des gros plans, à un montage dynamique et à des compositions musicales pour captiver le spectateur.
Cette dualité se traduit à l’écran par des changements marqués de format, de rythme et d’ambiance sonore. Des séquences visuellement fortes, où le monteur se laisse aller à des instants très émotionnels, sont soudain interrompues par l’anthropologue, qui demande avec humour de revoir ces scènes de manière « plus proche du réel ». Cette tension créative se manifeste dans des moments où l’immersion est volontairement brisée, invitant le spectateur à réfléchir sur les mécanismes de représentation et sur la construction des récits au cinéma.
Des images tournées par Prianka ponctuent les différents chapitres. Bien que la narration suive une logique filmique, nous tenons à ménager des pauses narratives grâce aux interviews de Prianka. Les témoignages de ces femmes offrent alors un moment hors du récit, où leur vie apparaît simplement, sans artifice. Ces fragments de vie rappellent une réalité brute, à l’écart de la dynamique du film, et durant lesquels les voix off restent silencieuses. Il s’agit d’une démarche éthique visant à nous mettre en retrait et à laisser un espace à ces femmes trop souvent privées de reconnaissance.
Enfin, l’histoire du Sri Lanka sera racontée au moyen d’animations, pour alléger un récit de guerre douloureux. Les animateurs s’inspireront de l’esthétique ombre et lumière du film « Princes et Princesses ».
Princes et Princesses
Références
Le film s’inspire de plusieurs œuvres cinématographiques et anthropologiques. À titre d’exemple, La Vie Rêvée de Walter Mitty joue avec la voix off qui influence et modifie le cours de l’histoire, un procédé également présent dans le jeu vidéo The Stanley Parable. Certaines scènes renvoient par ailleurs à Funny Games de Michael Haneke, notamment à travers ses retours en arrière qui interrogent la construction de la narration et le rapport au spectateur, ainsi que par sa manière d’assumer le dispositif de tournage (regards caméra).
Dans le domaine documentaire, nous puisons dans les expérimentations de Jean Rouch : son approche conviviale, expérimentale et enjouée contraste souvent avec la gravité de ses sujets. Parmi nos références majeures figure aussi La Cravate, qui soulève avec profondeur la question du « pacte documentaire », selon les termes de De Sarsan : « Comment vais-je expliquer au spectateur que ce que je lui dis est vrai ou, tout au moins, que je m’efforce de le restituer avec sincérité ? » Conscients d’une éthique vis-à-vis du public, nous pensons que la multiplicité des points de vue (comme dans La Cravate) constitue la démarche la plus pertinente pour représenter les réalités du terrain. Concernant l’éthique propre à l’anthropologue et le rôle de la voix off, Eux et moi est pour nous une référence essentielle : la double lecture qu’offrent deux voix off différentes – la « classique » qui embarque le spectateur et celle qui explicite les conditions de tournage – nous semble particulièrement riche.
Nous tenons également à ménager des instants contemplatifs : quels que soient les déboires humains, il est utile de rappeler la présence de la nature qui sert de toile de fond à ce théâtre. Dans cette optique, nous nous sommes inspirés d’Ozu et de son procédé du « pillow shot », une pause contemplative hors narration qui offre un espace de respiration intellectuelle.
Particularités du film
« Gods and Wives » se distingue par plusieurs éléments qui enrichissent sa narration et son approche cinématographique :
- Une immersion rare : Grâce à une relation privilégiée, nous avons été accueillis comme des membres de la famille, ce qui a permis une immersion exceptionnelle. Cette confiance a ouvert des portes rarement accessibles aux anthropologues, offrant un regard authentique et intime sur la vie quotidienne et les dynamiques sociales.
- La contribution de Priyanka : Priyanka, dont le mariage est au centre du film, a elle-même filmé certaines scènes et recueilli des témoignages. Ces séquences, laissées volontairement brutes, apportent une perspective unique et renforcent l’authenticité du récit en donnant directement la parole à ceux qui vivent ces réalités. De plus, Prianka a participé activement à la création du film.
- Une narration double : Le film repose sur une dualité narrative incarnée par deux voix off : celle de l’anthropologue, qui privilégie une approche réaliste et sobre, et celle du cadreur-monteur, qui défend une vision plus esthétique et immersive. Ce dialogue constant pousse le spectateur à questionner son propre rapport à l’image, tout en explorant la tension entre ces deux visions complémentaires.
- Une réflexion sur l’image et la sincérité : En proposant de multiples points de vue pour une même scène, le film invite à une réflexion critique sur la construction des récits et le pacte documentaire. Cette approche cherche à transmettre une vérité sincère tout en reconnaissant la subjectivité inhérente à tout acte de représentation.