L’aventure humaine qui se cache derrière le film

Ce projet puise ses racines dans une expérience personnelle marquante. Bastien et moi nous sommes interrogés face au changement climatique : comment agir ? Comment adopter une attitude éthique dans un contexte aussi alarmant ? Nous avons alors pris la décision de ne pas avoir d’enfants biologiques, trop inquiet de l’état du monde et conscients des enjeux liés à la croissance démographique. Nous avons choisi d’accueillir des enfants ayant besoin d’une famille. C’est ainsi que trois enfants réfugiés tamouls sont arrivés chez nous, presque par hasard, et ont bouleversé notre vie.

En partageant leur quotidien, je découvre des réalités qui m’étaient jusque-là inconnues. Parmi elles, une pratique culturelle qui m’a profondément marquée : les filles sont promises à des mariages arrangés. Très rapidement adaptées aux normes occidentales, elles redoutent un retour forcé dans leur pays d’origine. Tandis que je me retrouve plongée dans des luttes administratives pour garantir leurs droits, tout en vivant les joies et les difficultés liées à nos différences culturelles, je ressens le besoin de comprendre cet univers et les dynamiques qui le sous-tendent. En tant qu’anthropologue, cette volonté de comprendre s’impose d’elle-même.

Nous avons alors décidé de rencontrer leur famille au Sri Lanka. Leur accueil a dépassé toutes nos espérances : ils nous ont considéré comme des membres de leur propre famille et nous ont ouvert les portes de leur monde avec une rare générosité. Pour ces parents, séparés de leurs enfants, et pour nous qui devenions parents de substitution, c’était comme si nous étions leurs frères et sœurs. « Aka » et « Ana » (sœur et frère) sont même devenus nos surnoms. Pour une anthropologue, c’était exceptionnel : jamais je n’avais vécu une immersion culturelle aussi forte. Nous avons partagé la chaleur étouffante des maisons au toit de tôle, les insectes effrayants, les moustiques, la cuisine au feu de bois et les jeux sous les cocotiers avec les enfants. Pendant deux mois, nous avons habité au cœur d’un village d’Intouchables tamouls, affrontant une précarité qui nous a souvent rappelé, non sans honte, tout ce dont nous disposions en Suisse.

Nous nous sommes également rapprochés de Prianka, la grande sœur de « nos » enfants. Je lui ai payé des cours d’anglais pour qu’elle puisse perfectionner ses compétences déjà solides et éviter le sort réservé à bien des femmes là-bas : passer ses journées enfermée, à regarder des vidéos sur les réseaux sociaux. Brillante, elle est toujours la première de sa classe. En parallèle, j’ai échangé avec Laurence Kaufmann, sociologue à l’UNIL, à propos de cette situation. Nous avons réalisé qu’il s’agissait d’une occasion unique : et si nous engagions une véritable démarche anthropologique dans cet univers ?


Priyanka avec sa caméra

Priyanka est ravie. Je lui offre une caméra et un trépied, puis je la forme aux techniques d’interview avant qu’elle ne se lance dans une aventure transformatrice au sein de son village. Habituellement, les femmes y sont isolées et leurs histoires restent cachées, mais le prestige associé à une université suisse brise ce tabou. Elles ont envie de témoigner et de faire reconnaître leur histoire.

Dans une démarche d’open data et de partage des connaissances, nous rendons ces extraits de vie accessibles sur notre site web, à la grande joie de ces femmes qui tiennent à apparaître à visage découvert

Si cette aventure est transformatrice, c’est parce que Priyanka le souligne elle-même. Nous discutons chaque semaine via WhatsApp, et je me souviens particulièrement d’un message où elle écrivait : « Merci Ariane, ce travail me permet de mieux comprendre les femmes de mon village et de réfléchir sur ma propre culture. Je comprends beaucoup mieux les gens aujourd’hui. »

À mesure que nous découvrons le système du mariage et de la dot tamoule, nous ressentons l’envie d’aller plus loin. Et si nous réalisions un documentaire ?

C’est dans ce contexte que j’ai été invitée au mariage de Priyanka. Cette expérience unique m’a offert une perspective privilégiée, rare en anthropologie, et a jeté les bases de « Gods and Wives ».